« Si tu
donnes un poisson à un homme, il se nourrira une fois ; si tu lui apprends
à pêcher, il se nourrira toute sa vie ». Ce proverbe de Kuan-Tseu rappelle
que les sociétés sont fondées sur la production pour vaincre la rareté matérielle.
Or, depuis les années 30 nous avons atteint globalement un état de
surproduction. Selon Keynes, nous ne sommes pas dans une crise de la rareté
mais de l’abondance, et nos responsables politiques et économiques ne savent
pas la gérer. Ce basculement de la rareté à la surabondance s’est
malheureusement produit sans éliminer la pauvreté. La situation n’a guère
évolué et le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) a évalué
à 100 milliards de dollars la somme à trouver par an pour éradiquer la faim
dans le monde. Nous avons de quoi produire plus que nécessaire pour assurer la
sécurité alimentaire de la planète, mais la minorité financière qui nous
gouverne réellement en a décidé autrement..
Il est
difficile d’admettre cet état de fait, aussi bien dans nos pays développés que
dans le reste du monde ; celui-ci court après nous pour rattraper notre
niveau de vie. Comment pouvons-nous être dans une situation d’abondance et être
incapables de subvenir aux besoins de tous les êtres humains ? La raison
est simple, la théorie classique du capitalisme a été dévoyée par les
capitalistes eux-mêmes.
Jusqu’alors, les hommes ont vécu dans un univers avec des
contraintes de ressources naturelles et de temps. La société de consommation
est basée quant à elle sur l’émancipation consumériste et l’individualisme, alors
que les sociétés traditionnelles étaient basées sur le Sacré et le lien social.
Pour les économistes classiques, nous vivons une phase intermédiaire,
l’économie capitaliste a été créée pour gérer cette phase de transition afin
d’arriver à une autre société. Pour Adam Smith, l’économie c’était d’organiser
l’abondance pour aller vers une « république philosophique ». Karl Marx,
dans une autre approche, voit également l’économie comme un temps pour sortir
de la rareté et entrer dans une société de la liberté. L’un et l’autre
n’avaient pas imaginé que cette liberté proviendrait d’une révolution
technologique et non d’une libéralisation des marchés pour le premier et d’une
émancipation des Hommes pour le second. Jamais un système économique n’a eu
autant d’importance dans l’organisation d’une société. Dans le système
capitaliste tel qu’il a été imaginé, la finalité de l’économie était donc de
procurer l’abondance et non pas de gérer la pénurie en organisant la rareté.
Or, le mécanisme de la valeur fait que plus une valeur est rare plus elle est
synonyme de richesse. En définitive, l’économie capitaliste n’aime pas
l’abondance car elle entraîne un déséquilibre entre l’offre et la demande qui
empêche de fixer un prix et elle crée donc l’instabilité. C’est cette notion de
prix qui justifie les pénuries et le rationnement. En ne tenant pas compte de
« la grande économie générale », comme l’a dit Georges Bataille, mais
plutôt de « la petite économie régionale » nous organisons plus ou
moins bien la pénurie, et par conséquent la rareté et la concurrence au profit
des capitalistes (tous les acteurs de la transaction) contre le bien-être des
consommateurs-citoyens.
La théorie capitaliste nous
promet une certaine abondance et nous fait vivre dans une certaine rareté. Nous
avons succombé à notre besoin d’avoir toujours davantage sur notre désir d’être
bien avec nous-même. La société de consommation qui découle de cette théorie
nous incite à une accumulation sans fin, organise la rareté et la nécessité de
faire partie de ceux qui possèdent pour donner le sentiment d’exister. Il
existe un paradoxe entre le capitalisme théorique et la réalité économique
imposée par ceux qui sont chargés de protéger les profits de la minorité. Et,
pourtant Jeremy Rifkin dans son dernier ouvrage nous explique que cette réalité
économique va être rattrapée par la théorie grâce à la performance
technologique de l’économie : « Un système économique organisé autour
de la pénurie et du profit peut-il conduire à une économie de biens et de
services quasi gratuits et d’abondance ? L’idée est si paradoxale,
avouons-le, qu’elle est difficile à admettre. Mais c’est exactement ce qui se
passe. » (« La nouvelle société
du coût marginal zéro » p.457)
En attendant nous sommes dans
une guerre économique sans cause économique mais avec une folle dérivation des
richesses. Le dernier livre de Thomas Piketty (« Le capitalisme au XXème siècle ») apporte des éléments
statistiques incontournables sur l’enrichissement d’une minorité qui pèse sur cette
incapacité à réformer. Trop d’intérêts financiers sont en jeu. Des études ont
démontré que les crises économiques ont toujours eu lieu au moment où les
revenus des plus riches ont explosé. Le XXème siècle avait permis de réduire
les écarts, le XXIème est en train de revenir à une situation identique à celle
de la Belle Epoque de la fin du XIXème.
On apprend à l’Homme à être
économe pour jouir de la vie et transmettre. Il vit sans temps mort dans
cette société néo-capitaliste : travailler, consommer, jouer, chater, tout
est désormais possible à n’importe quel moment de la journée comme de la nuit.
Le silence, l’ennui ne font plus partie de son environnement quotidien. Sans
compter que chaque relation sociale est monétisée, tout a une valeur
convertissable. Il a revu son mode vie pour « bénéficier » au mieux
de tout ce qui lui est vendu. Et maintenant que va t-il se passer ? L’Homme
a été obsédé par la rareté pendant des siècles, la technologie va le libérer de
cette angoisse carcérale pour l’entraîner vers la nouvelle obsession de
l’abondance. Avec la disparition progressive de la pénurie, et l’affirmation de
l’abondance durable, sans que le capitalisme et ses dirigeants l’aient souhaité,
sous quelle forme sociétale allons-nous pouvoir gérer cette nouvelle
réalité ?
C’est donc vers un changement
de monde et par conséquent d’organisation économique et sociale que nous devons
aller : plus de plein emploi comme objectif collectif, fin du salariat en
tant que statut dominant et intégrateur, épanouissement individuel en dehors de
l’emploi et du revenu primaire, une nature de nouveau respectée. Le nouveau
monde va devoir vivre sans croissance et faire exister l’individu dans et hors
de l’emploi salarié. Une ambition politique ? Non, une nécessité de survie
pour l’espèce humaine.
« -
Bon appétit, messieurs !
Ô
ministres intègres !
Conseillers
vertueux ! Voilà votre façon
De
servir, serviteurs qui pillez la maison !
Donc
vous n’avez pas honte et vous choisissez l’heure,
L’heure
sombre où l’Espagne agonisante pleure !
Donc
vous n’avez ici pas d’autres intérêts
Que
remplir votre poche et vous enfuir après ! »
Victor
Hugo (« Ruy Blas »)