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jeudi 29 janvier 2015

Chapitre 1 suite et fin : De la rareté à la surabondance


« Si tu donnes un poisson à un homme, il se nourrira une fois ; si tu lui apprends à pêcher, il se nourrira toute sa vie ». Ce proverbe de Kuan-Tseu rappelle que les sociétés sont fondées sur la production pour vaincre la rareté matérielle. Or, depuis les années 30 nous avons atteint globalement un état de surproduction. Selon Keynes, nous ne sommes pas dans une crise de la rareté mais de l’abondance, et nos responsables politiques et économiques ne savent pas la gérer. Ce basculement de la rareté à la surabondance s’est malheureusement produit sans éliminer la pauvreté. La situation n’a guère évolué et le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) a évalué à 100 milliards de dollars la somme à trouver par an pour éradiquer la faim dans le monde. Nous avons de quoi produire plus que nécessaire pour assurer la sécurité alimentaire de la planète, mais la minorité financière qui nous gouverne réellement en a décidé autrement..
Il est difficile d’admettre cet état de fait, aussi bien dans nos pays développés que dans le reste du monde ; celui-ci court après nous pour rattraper notre niveau de vie. Comment pouvons-nous être dans une situation d’abondance et être incapables de subvenir aux besoins de tous les êtres humains ? La raison est simple, la théorie classique du capitalisme a été dévoyée par les capitalistes eux-mêmes.
Jusqu’alors, les  hommes ont vécu dans un univers avec des contraintes de ressources naturelles et de temps. La société de consommation est basée quant à elle sur l’émancipation consumériste et l’individualisme, alors que les sociétés traditionnelles étaient basées sur le Sacré et le lien social. Pour les économistes classiques, nous vivons une phase intermédiaire, l’économie capitaliste a été créée pour gérer cette phase de transition afin d’arriver à une autre société. Pour Adam Smith, l’économie c’était d’organiser l’abondance pour aller vers une « république philosophique ». Karl Marx, dans une autre approche, voit également l’économie comme un temps pour sortir de la rareté et entrer dans une société de la liberté. L’un et l’autre n’avaient pas imaginé que cette liberté proviendrait d’une révolution technologique et non d’une libéralisation des marchés pour le premier et d’une émancipation des Hommes pour le second. Jamais un système économique n’a eu autant d’importance dans l’organisation d’une société. Dans le système capitaliste tel qu’il a été imaginé, la finalité de l’économie était donc de procurer l’abondance et non pas de gérer la pénurie en organisant la rareté. Or, le mécanisme de la valeur fait que plus une valeur est rare plus elle est synonyme de richesse. En définitive, l’économie capitaliste n’aime pas l’abondance car elle entraîne un déséquilibre entre l’offre et la demande qui empêche de fixer un prix et elle crée donc l’instabilité. C’est cette notion de prix qui justifie les pénuries et le rationnement. En ne tenant pas compte de « la grande économie générale », comme l’a dit Georges Bataille, mais plutôt de « la petite économie régionale » nous organisons plus ou moins bien la pénurie, et par conséquent la rareté et la concurrence au profit des capitalistes (tous les acteurs de la transaction) contre le bien-être des consommateurs-citoyens.
La théorie capitaliste nous promet une certaine abondance et nous fait vivre dans une certaine rareté. Nous avons succombé à notre besoin d’avoir toujours davantage sur notre désir d’être bien avec nous-même. La société de consommation qui découle de cette théorie nous incite à une accumulation sans fin, organise la rareté et la nécessité de faire partie de ceux qui possèdent pour donner le sentiment d’exister. Il existe un paradoxe entre le capitalisme théorique et la réalité économique imposée par ceux qui sont chargés de protéger les profits de la minorité. Et, pourtant Jeremy Rifkin dans son dernier ouvrage nous explique que cette réalité économique va être rattrapée par la théorie grâce à la performance technologique de l’économie : « Un système économique organisé autour de la pénurie et du profit peut-il conduire à une économie de biens et de services quasi gratuits et d’abondance ? L’idée est si paradoxale, avouons-le, qu’elle est difficile à admettre. Mais c’est exactement ce qui se passe. » (« La nouvelle société du coût marginal zéro » p.457)
En attendant nous sommes dans une guerre économique sans cause économique mais avec une folle dérivation des richesses. Le dernier livre de Thomas Piketty (« Le capitalisme au XXème siècle ») apporte des éléments statistiques incontournables sur l’enrichissement d’une minorité qui pèse sur cette incapacité à réformer. Trop d’intérêts financiers sont en jeu. Des études ont démontré que les crises économiques ont toujours eu lieu au moment où les revenus des plus riches ont explosé. Le XXème siècle avait permis de réduire les écarts, le XXIème est en train de revenir à une situation identique à celle de la Belle Epoque de la fin du XIXème.
On apprend à l’Homme à être économe pour jouir de la vie et transmettre. Il vit sans temps mort dans cette société néo-capitaliste : travailler, consommer, jouer, chater, tout est désormais possible à n’importe quel moment de la journée comme de la nuit. Le silence, l’ennui ne font plus partie de son environnement quotidien. Sans compter que chaque relation sociale est monétisée, tout a une valeur convertissable. Il a revu son mode vie pour « bénéficier » au mieux de tout ce qui lui est vendu. Et maintenant que va t-il se passer ? L’Homme a été obsédé par la rareté pendant des siècles, la technologie va le libérer de cette angoisse carcérale pour l’entraîner vers la nouvelle obsession de l’abondance. Avec la disparition progressive de la pénurie, et l’affirmation de l’abondance durable, sans que le capitalisme et ses dirigeants l’aient souhaité, sous quelle forme sociétale allons-nous pouvoir gérer cette nouvelle réalité ?
C’est donc vers un changement de monde et par conséquent d’organisation économique et sociale que nous devons aller : plus de plein emploi comme objectif collectif, fin du salariat en tant que statut dominant et intégrateur, épanouissement individuel en dehors de l’emploi et du revenu primaire, une nature de nouveau respectée. Le nouveau monde va devoir vivre sans croissance et faire exister l’individu dans et hors de l’emploi salarié. Une ambition politique ? Non, une nécessité de survie pour l’espèce humaine.

 

« - Bon appétit, messieurs !
Ô ministres intègres !
Conseillers vertueux ! Voilà votre façon
De servir, serviteurs qui pillez la maison !
Donc vous n’avez pas honte et vous choisissez l’heure,
L’heure sombre où l’Espagne agonisante pleure !
Donc vous n’avez ici pas d’autres intérêts
Que remplir votre poche et vous enfuir après ! »
Victor Hugo (« Ruy Blas »)