8.
Les bénéfices de la société du
savoir inégalement répartis
Les sacrifiés / Vers une société
post-industrielle / La robotisation / La nomadisation / Le pair à pair
Les sacrifiés
Le coût du travail diminue depuis vingt
cinq ans sans qu’il y ait eu à ce jour de conséquence sur les revenus des
salariés. Cette baisse provient de la réduction invisible des charges sociales,
en particulier sur les bas salaires. Tous les gouvernements ont utilisé cet
expédient en le finançant par de l’endettement public. Nos gouvernants ont
préféré socialiser la baisse du coût du travail plutôt que d’augmenter
l’inégalité entre les classes sociales comme certains de nos voisins (l'Allemagne en particulier). Afin de maintenir
les revenus le gouvernement socialiste a imaginé le crédit d’impôt pour la
compétitivité (le CICE – 6% de la masse salariale en dessous des 2,5 du SMIC).
Encore un allègement de charges qui est financé cette fois-ci par l’impôt sur
la consommation (augmentation de la TVA de 19,6% à 20%). On reprend au consommateur ce que l’on n’a pas pris au
salarié ! Et, malgré tout nous n’arrivons toujours pas à être compétitifs.
Les raisons sont donc ailleurs que dans le coût du travail, à moins de
« changer de braquet » et de supprimer le SMIC par exemple. Si les
méthodes sont différentes, les résultats sont les mêmes, les coûts des bas
salaires diminuent avec un maintien de la protection sociale ; mais à quel
prix et pour combien de temps ? On perçoit parfaitement la tendance et
dans quel groupe social nous allons rechercher les sacrifiés.
Cette société du savoir à l’intérieur
d’une économie capitaliste ne concerne pas les populations les plus populaires,
elle ne peut leur donner qu’un emploi non qualifié et par conséquent mal
rémunéré. La tendance d’une baisse des bas salaires va s’accentuer si le profit
et l’inégalité des richesses restent ce qu’ils ont été ces dernières années. Il
faut éviter cette catastrophe humaine et faire en sorte que cette société
libératrice le soit réellement pour tous et non simplement pour une minorité.
Les différences sociales et culturelles sont suffisamment importantes pour
faire porter tout le poids de cette mutation sur les populations les plus
fragiles. L’Etat ne peut pas laisser le marché faire sa loi, et pourtant le
gouvernement de Manuel Valls libère l’emploi dans les PME et les
TPE.
La critique de la société industrielle
exposée par le théoricien Ivan Illich dans le livre « La
convivialité » a trouvé un écho dans le monde du numérique, et pourtant ce
philosophe autrichien n’a que peu connu Internet. L’outil informatique a
jusqu’à présent renforcé la complexité des organisations et par conséquent la
domination des experts sur la masse. Illich ne dénonce pas la domination de
l’Homme par l’Homme mais la servitude que le monde industriel inflige aux
travailleurs sacrifiés par toujours plus de cloisonnement et d’efficacité
productive. Il dénonce une société qui est dominée par des impératifs de
croissance et défend l’idée d’une société conviviale remettant les Hommes au
cœur du projet sociétal. Pour le moment notre société du savoir a conservé les
mêmes attributs que la société industrielle, et pourtant elle a toutes les
capacités à devenir conviviale, comme l’entend Illich, c’est-à-dire à ne pas
dégrader l’autonomie personnelle, à ne pas susciter esclaves et maîtres et à
élargir le rayon d’action personnel. Son concept de monopole radical est
parfaitement transposable dans notre société capitaliste actuelle. Le numérique
est un moyen technique si efficace qu’il crée les conditions d’un monopole et
interdit tout autre moyen. Il est quasiment impossible aujourd’hui de vivre
sans Internet, outil tout autant libératoire que liberticide, et cela sera
encore plus vrai dans quelques années. En phase de mutation, comme celle que
nous connaissons actuellement, l’outil industriel dans le passé et l’outil
informatique aujourd’hui sont censés répondre à des besoins tout en créant des
nouveaux maux plus graves que les précédents et qui entraînent l’augmentation
du nombre des sacrifiés. Le refus de la fracture numérique est indispensable
pour éviter le piège d’une société brutale, autoritaire et bien peu humaine.
Ivan Illich condamne cette société capitaliste autodestructrice où l’Homme est
victime de sa capacité créatrice. Et si la machine va continuer à remplacer
l’employé, il est tout à fait possible de développer des outils conviviaux et
de sortir par le haut de cette crise sociétale.
En parlant des actifs qui sont laissés
sur le bord du chemin, Jeremy Rifkin écrit « Chaque nouvelle
ignominie mine un peu plus leur confiance et leur amour-propre. Ils ont
commencé par être sacrifiables, les voilà devenus obsolètes puis, finalement,
invisibles dans le nouveau monde du commerce et des échanges
planétaires. » (« La fin du
travail » p.268) Au début, ce sont les moins bien formés, les
personnes sans qualification, les immigrés qui ont payé le prix fort de la
révolution technologique. Or, aujourd’hui, ce sont les classes moyennes, les
cadres expérimentés qui rejoignent les premiers au bord du chemin. Il se sentent
dévalorisés, sans projet d’avenir avec la crainte de voir leur famille se
disloquer devant cette situation qu’ils n’ont pas vu venir. Alors prudence à
tous ceux qui se croient protégés, bien formés, qualifiés pour défier la vague
déferlante, nous y passerons presque tous, aujourd’hui, demain ou dans dix ans.
La classe sociale du Savoir continue à
profiter du système et reste l’argument numéro 1 pour faire comprendre que tout
le monde peut en bénéficier, qu’il n’y a pas d’autre solution et que demain
« on rasera gratis ». Quelle douce illusion que de penser qu’une
minorité sociale imposera encore longtemps son diktat économique. Moins ils
seront, plus grande sera leur difficulté à nous faire croire que notre place
est à leur côté. Ce groupe hétéroclite et cosmopolite, formé d’informaticiens,
de chercheurs, de juristes, d’ingénieurs, de créateurs, de consultants de toute
sorte devra comprendre que leur rôle est d’être l’aiguillon nécessaire pour
transformer la société. Il est la « matière première » indispensable
sans laquelle rien ne pourra se faire, hormis le règne de la terreur, de la
guerre civile et du chaos.
Notre économie industrielle doit se
réinventer à l’ère du numérique, et cette mutation ne paraît pas se mettre en
place en associant tous les citoyens. Notre organisation sociétale est
dépassée, et les principaux acteurs politiques et économiques n’ont pas
suffisamment d’imagination pour comprendre la réalité d’un monde de plus en plus sans travail. L’audace
politique a disparu et personne ne sait aboutir à une proposition positive et
constructive. Le pouvoir central est affaibli et une économie contributive
vient progressivement rivaliser l’économie capitaliste. Changement radical de
la nature du travail, les fermes, les industries et les bureaux ont besoin de
moins en moins de personnel avec des machines plus performantes et moins
coûteuses. Les êtres humains seront cantonnés aux emplois très spécifiques ou
aux emplois sans qualification. Entre les deux, il y aura les machines. C’est
la main d’œuvre du futur. « Dans le siècle qui vient, la contribution
humaine va progressivement quitter le monde marchand pour investir la société
civile. » Jeremy Rifkin (« La
fin du travail » p.LV) Le capitalisme est malade de vieillesse,
d’usure, il ne contrôle plus ses ouailles, il sépare les individus et les
éloigne de la vie décente. Il ne représente plus une société qui se tient
debout, qui regarde fièrement l’avenir et invente l’avenir afin de le rendre
plus humain.
Les tensions entre les riches et les pauvres,
ou ceux qui se sentent délaissés par la révolution technologique vont
s’accroître jusqu’à l’explosion ou la domination des uns sur les autres. Leur
antagonisme fera qu’à un moment ou un autre la cohabitation deviendra
impossible. Faut-il attendre qu’une étincelle allume un brasier social que l’on
ne saura pas éteindre ? Les riches ne pourront pas continuer à vivre dans
des zones de plus en plus protégés, il leur faudra bien partager volontairement
ou sous la contrainte d’une population en armes. Dans chaque révolution il y a
des gagnants et des perdants, seulement les perdants sont toujours plus
nombreux. Et, personne ne peut affirmer que de gagnant il ne deviendra pas
perdant dans les mois suivants.